Les échappés de l’Enfer (II/V)
27 mars 2024 - 17:13
2007 : Stuart O'Grady
À la fin, ce n’est pas toujours le plus fort qui gagne. Sur les routes de l’Enfer du Nord, le « plus fort » peut s’imposer dans le vélodrome mythique mais aussi bien s’embourber dans la Trouée d’Arenberg, s’écraser sur le secteur de Mons-en-Pévèle ou s’affaisser dans le Carrefour de l’Arbre, sans oublier tous les pièges du bitume. Sur ces routes uniques, il faut être fort, mais aussi courageux et chanceux. Paris-Roubaix sourit aux audacieux, même à ceux de la première heure. Dans une course où le chaos s’impose à tout moment, les échappés matinaux se créent des ouvertures insoupçonnées. Vainqueurs de l’Enfer du Nord sur des scénarios qui ont contredit les pronostics, cinq héros d’un jour nous racontent leur épopée paradisiaque sur les pavés.
Stuart O’Grady : « Je touche le pavé tous les jours »
Stuart O’Grady avait déjà mené de grandes conquêtes dans des vélodromes prestigieux au moment de se présenter au départ de Paris-Roubaix 2007, son « plus beau résultat sur route ». Sa dernière victoire avant de dompter le monument français était d'ailleurs venue sur la piste olympique d’Athènes, qui l’a vu remporter l’Américaine lors des Jeux 2004. Pour son 33e printemps, le vétéran australien pouvait également faire valoir une riche expérience des classiques et il abordait avec beaucoup de confiance sa neuvième participation à l’Enfer du Nord, une semaine après avoir terminé 10e du Tour des Flandres.
Ces références ne faisaient pas pour autant d’O’Grady un favori pour soulever le célèbre pavé. Ces années-là, tous les regards se tournaient vers Fabian Cancellara - et notamment celui d’O’Grady, coéquipier de l’icône suisse - et Tom Boonen, qui ont remporté à eux deux sept victoires sur les neuf éditions disputées entre 2005 et 2013. Pour échapper à leur domination, il fallait anticiper, comme l’a montré O’Grady et comme l’a confirmé Johan Vansummeren en 2011.
En ce 15 avril 2007, “Stuey” a été accueilli par des températures exceptionnellement élevées dans le nord de la France. Il s’est lancé à l’assaut dès la sortie de Compiègne, dans la matinée, pour mener une conquête inédite vers Roubaix. Une crevaison et une chute ont entravé son avancée. Les favoris sont revenus sur lui... Mais O’Grady est reparti à l’attaque dans le Carrefour de l'Arbre. « Aujourd’hui, j’allais gagner ou mourir en essayant », souriait-il au moment de devenir le premier Australien à triompher dans le vélodrome André-Pétrieux.
KM 0. LAISSER FILER
« Tout le monde part à fond dans les 15 premiers kilomètres »
« Dans l’équipe, Fabian [Cancellara] était le coureur protégé, surtout en tant que vainqueur sortant. J’étais plutôt un plan B, avec Lars Michaelsen et Matti Breschel. Mon objectif était d’être dans l’échappée avec plusieurs équipiers, d’être en tête de course, prêt à aider Fabian dans le final. Prendre l’échappée est déjà très difficile à réaliser. Chaque directeur sportif dit à ses coureurs qu’il en veut un ou deux dans l’échappée. C’est très rapide, il faut beaucoup d’expérience. Tout le monde part à fond dans les 15 premiers kilomètres, ce qui n’est pas vraiment la meilleure approche. Il faut plutôt saisir les opportunités à partir de 16, 17 km, quand le parcours commence à emprunter quelques petites côtes, ce qui fait une bonne rampe de lancement pour développer une échappée. »
KM 19. FLAIRER LE BON COUP
« Allez, c'est une bonne occasion ! »
« Lorsque l’échappée s’est formée, Luke Roberts et Matti Breschel étaient dans le coup. Je me suis dit que c’était un bon groupe, mais je me suis aussi dit qu’il fallait absolument que j’en fasse partie. J’ai utilisé mon expérience pour faire la jonction à un moment favorable et nous étions trois. C’était un moment décisif. Il était très important pour nous d’avoir plusieurs coureurs dans l’échappée. Évidemment, nous n’avions pas réalisé qu’il y aurait 30 coureurs, ce qui jouait en notre faveur. Je me souviens avoir crié aux coureurs : “Allez, c’est une bonne occasion, plus on prend de l’avance, mieux ce sera !” Et j'ai réussi à bien organiser l'échappée pour un si grand groupe, ce qui est très important. »
KM 163. SURVIVRE À ARENBERG
« Je pensais que ma course était finie »
« Nous espérions arriver à Arenberg et finalement, l’échappée est allée beaucoup plus loin... Mais ça ne s’est pas passé comme ça pour moi. J’entrais toujours dans les secteurs en première ou deuxième position, pour choisir ma trajectoire, essayer d’éviter les chutes stupides ou les incidents. Je me sentais vraiment bien. Tout se passait comme prévu. Mais j’ai crevé à Arenberg. J’étais dévasté, je pensais que ma course était finie. Mais c’est là que mon expérience des précédents Paris-Roubaix m’a aidé. Le jeune Stuart se serait lancé dans un contre-la-montre pour rentrer sur ce groupe et aurait probablement explosé quelques secteurs plus loin. Le Stuart plus expérimenté s'est dit : ‘Allez, je vais finir ce secteur, prendre une musette, manger, boire…’ C'était une journée très chaude et poussiéreuse, il était très difficile de se ravitailler. Cette crevaison a probablement été un mal pour un bien. »
KM 215. LA BÉNÉDICTION DE CANCELLARA
« Si tu peux, vas-y »
« Quand j’ai été repris, j’ai parlé avec Fabian. On avait dormi dans la même chambre la veille et on était des amis très proches. On a adapté la stratégie. Je devais attaquer dans le secteur suivant… Et je suis tombé dans le virage, ce qui était inhabituel. Normalement, je maîtrisais les pavés, mais je pense qu’avec la pression, le fait de devoir attaquer pour Fabian, j’ai eu un petit manque de concentration et j’ai chuté. J’étais vraiment en colère contre moi-même. Je pensais que j’avais laissé tomber Fabian. Avec cette colère, je suis revenu sur le groupe. C’est alors que Fabian m’a dit : ‘’Je ne suis pas dans un bon jour. Toi, tu l’es clairement. Si tu peux, vas-y.” »
KM 234. C’EST PARTI
« Qu'est-ce que j'ai fait ? »
« J’ai suivi Steffen Wesemann et Roger Hammond, qui venaient d’attaquer. Ils m’ont ramené à l’avant de la course. À ce moment-là, quelque chose dans ma tête m’a dit : “Vas-y.” Je ne savais pas combien de kilomètres il restait à parcourir, je ne savais rien... J’ai juste vu le moment où tout le monde s’est assis. Ils étaient vraiment fatigués. À ce moment-là, ma tête s’est mise à dire : "Attaque, vas-y.” J'ai vu une opportunité et puis j'ai vu le panneau qui indiquait 25 kilomètres à parcourir... Bon sang, qu’est-ce que j'ai fait ? Mais je me sentais vraiment bien dans le Carrefour. Mon objectif était de prendre une minute d’avance. Ensuite, les coureurs derrière commenceraient à se regarder et à se disputer les places de deuxième et troisième. »
KM 259.5. SENTIR LA LÉGENDE
« C'est vraiment en train de se passer ? »
« C’est comme si je flottais en dehors de mon corps. Tu es en train de rouler, tu es en tête de Paris-Roubaix et tu te demandes : “C'est vraiment en train de se passer ?” Tes jambes sont sur le point d’avoir des crampes. Tes bras sont complètement meurtris. Ton cou, tout te fait mal. Mais j’imagine que ce désir, cette volonté de gagner, te hurle dessus : “Continue à avancer, c’est ton jour !” Cela n’arrive pas très souvent dans une carrière d’avoir un grand jour, en tout cas cela n’est pas arrivé très souvent dans ma carrière ! J’ai donc poussé aussi fort que possible et ça a tenu. Le pavé du vainqueur est le seul trophée qui est exposé chez moi, en Australie. Il se trouve dans l'entrée et je le touche encore tous les jours. Il me rappelle beaucoup de souvenirs incroyables. »