Les échappés de l’Enfer (III/V)
29 mars 2024 - 15:23
2011 : Johan Vansummeren
À la fin, ce n’est pas toujours le plus fort qui gagne. Sur les routes de l’Enfer du Nord, le « plus fort » peut s’imposer dans le vélodrome mythique mais aussi bien s’embourber dans la Trouée d’Arenberg, s’écraser sur le secteur de Mons-en-Pévèle ou s’affaisser dans le Carrefour de l’Arbre, sans oublier tous les pièges du bitume. Sur ces routes uniques, il faut être fort, mais aussi courageux et chanceux. Paris-Roubaix sourit aux audacieux, même à ceux de la première heure. Dans une course où le chaos s’impose à tout moment, les échappés matinaux se créent des ouvertures insoupçonnées. Vainqueurs de l’Enfer du Nord sur des scénarios qui ont contredit les pronostics, cinq héros d’un jour nous racontent leur épopée paradisiaque sur les pavés.
Johan Vansummeren : « À Roubaix, je savais que j’avais ma chance »
4 + 3 + 2 = 9. Entre 2005 et 2013, neuf éditions de Paris-Roubaix ont été dominées par trois forces majeures. Il y avait Tom Boonen, le héros flandrien, vainqueur à quatre reprises de l’Enfer du Nord, comme Roger De Vlaeminck dans les années 1970. Le Suisse Fabian Cancellara s’est également inscrit dans la légende roubaisienne avec trois triomphes. Les deux autres éditions disputées au tournant des années 2000 et 2010 se sont offertes à des attaquants au long cours. En 2007, Stuart O’Grady avait mené sa conquête en prenant l’échappée matinale avant de ressortir dans le final. En 2011, Johan Vansummeren était “en dernière position du peloton” quand l’échappée s’est lancée… Il est passé à l’offensive dans la Trouée d’Arenberg, à près de 100 kilomètres du vélodrome André-Pétrieux. Au même moment, Boonen lamentait une crevaison. Quant à Fabian Cancellara, il restait en second rideau avec les autres grands favoris, au premier rang desquels le champion du monde Thor Hushovd, équipier de Vansummeren au sein de l’équipe Garmin-Cervélo. Vainqueur à Roubaix un an plus tôt (devant Hushovd, 2e), le Suisse a fini par déchaîner sa puissance. L’écart avec la tête de la course est retombé à une vingtaine de secondes à 30 kilomètres de l’arrivée. Mais Vansummeren n’a attendu personne pour s’envoler vers le plus grand succès de sa carrière, acquis en solitaire. Le Belge a souffert jusqu’au bout, victime d’une crevaison dans le final. Mais à l’arrivée, il a concrétisé la prophétie de son patron Jonathan Vaughters, persuadé que Vansummeren, plus encore que Hushovd, détenait la clef pour faire sauter le verrou Boonen-Cancellara.
KM 0. TROP TÔT POUR SE DEVOILER
« Je n’allais pas frotter et perdre de l’énergie »
« Au départ, j’étais libre : je n’avais rien à faire pour les leaders de l’équipe. Thor Hushovd avait deux coureurs à son service, Roger Hammond et Andreas Klier, et moi je pouvais faire ma propre course. Jusqu’au premier secteur à Troisvilles, je suis resté en dernière position du peloton. Il faut faire un choix : soit tu essaies de prendre l’échappée, soit tu essaies de préserver tes jambes au maximum. C’est aussi un risque. S’il y a beaucoup de vent, tu ne peux pas te permettre de traîner derrière. Mais ce jour-là, je me suis dit que je n’allais pas frotter et perdre de l’énergie. Mon idée était de ne pas m’occuper de la course pendant les 100 premiers kilomètres. C’est seulement dans les dix derniers kilomètres avant Troisvilles que j’ai commencé à remonter vers l’avant du peloton. »
KM 98. SURVIVRE AUX PREMIERS PAVÉS
« Il y a des chutes, le peloton casse »
« Les premiers pavés de Paris-Roubaix sont toujours dangereux. J’en reparlais encore la semaine dernière avec un ami : “On ne parle jamais des premiers secteurs, ce ne sont pas des cinq étoiles… Mais il y a toujours de la nervosité.” Tu as deux cents coureurs et tout le monde veut être dans les dix premières positions. Il y a des chutes, le peloton casse… Ok, ça revient, mais ça prend de l’énergie. Il faut se battre avant et si tu rentres dans les pavés en cinquième ou sixième position, tu peux même te permettre de reculer un peu. Il s’agit d’être dans la zone de sécurité, rester bien placé pour éviter les cassures. »
KM 172. LA TROUÉE, RAMPE DE LANCEMENT
« Les Lotto ont roulé, roulé, roulé »
« À Arenberg, il n’y a plus vraiment de zone de sécurité. Même en deuxième position, si le mec devant toi tombe, il n’y a plus de place. Et alors si tu as un problème mécanique… J’ai pu passer sans avoir trop à forcer. Et à peine on sort des pavés, Jurgen Roelandts attaque. J’étais dans sa roue et on est parti. On est vite rentré sur l’échappée et là, Lotto avait trois coureurs : Roelandts, André Greipel et David Boucher. C’était magnifique. Ils n’ont rien demandé, ils ont roulé, roulé, roulé… Et moi, j’étais autour de la dixième place (il sifflote). Ils m’ont emmené pendant près de 70 kilomètres, jusqu’à ce qu’on s’explique dans le final avec Lars Bak, Maarten Tjallingi… À aucun moment je n’ai pensé à l’écart, aux coureurs en poursuite. De toute façon, la situation change beaucoup. Et à partir du moment où on n’est plus que trois ou quatre devant, c’est un mano a mano. »
KM 242. LE BON VIRAGE SUR LE CARREFOUR
« Tjallingi était à cinq mètres »
« Je me sentais très bien. Et je connais assez bien le Carrefour de l’Arbre, les virages, le premier gauche droite… Et après environ un kilomètre, il y a un virage à gauche… Et là, je suis passé vraiment très vite. Tjallingi était à cinq mètres de ma roue. Il n’est jamais revenu. J’avais de bonnes jambes, la lucidité et mon expérience de Paris-Roubaix, des reconnaissances… Même aujourd’hui, tu me laisses à Troisvilles et je te fais le trajet jusqu’à Roubaix, les yeux fermés ! Mais là, je n’étais pas tranquille. Dans le dernier secteur avant Roubaix, ma roue a tapé un pavé. Je me suis dit : “aïe…” et dans les trois derniers kilomètres, ma jante touchait la route. C’était un peu la panique, j’étais vraiment stressé. Sur les vidéos, on voit bien que j’entre dans le vélodrome avec un boyau qui n’est pas dur. Mais ça tient. »
KM 256,5. LA LIESSE ET L’IVRESSE
« J’ai acheté quelques tonnes de bière »
« C’était la folie totale. J’étais tellement fier, tellement heureux. Quand j’ai signé mon contrat chez Garmin, j’ai dit à Vaughters : “Je sais que je ne peux pas gagner beaucoup de courses… Mais Roubaix, je peux le faire.” Après, ce n’est pas parce que tu peux, que tu vas gagner ! Mais à Roubaix, je savais que j’avais ma chance. L’équipe a organisé le dîner ce soir-là, puis on est parti vers minuit. Et quand je suis arrivé dans ma ville (Lommel), il devait y avoir 2.000 personnes dans les rues. La police était là, les routes étaient barrées, il y avait le bourgmestre, les caméras de télévision… J’ai acheté quelques tonnes de bières, je suis resté une heure, une heure et demie, et je suis rentré. J’étais mort. »