Les échappés de l’Enfer (V/V)
5 avril 2024 - 10:13
2023 : Alison Jackson
À la fin, ce n’est pas toujours le plus fort qui gagne. Sur les routes de l’Enfer du Nord, le « plus fort » peut s’imposer dans le vélodrome mythique mais aussi bien s’embourber dans la Trouée d’Arenberg, s’écraser sur le secteur de Mons-en-Pévèle ou s’affaisser dans le Carrefour de l’Arbre, sans oublier tous les pièges du bitume. Sur ces routes uniques, il faut être fort, mais aussi courageux et chanceux. Paris-Roubaix sourit aux audacieux, même à ceux de la première heure. Dans une course où le chaos s’impose à tout moment, les échappés matinaux se créent des ouvertures insoupçonnées. Vainqueurs de l’Enfer du Nord sur des scénarios qui ont contredit les pronostics, cinq héros d’un jour nous racontent leur épopée paradisiaque sur les pavés.
Alison Jackson : « Ne pense pas, fais-le »
« En trois éditions, Paris-Roubaix Femmes avec Zwift s’est joué à chaque fois d’une manière différente, sur une partie différente du parcours », se réjouit Alison Jackson (EF Education-Cannondale) au moment de défendre sa couronne de vainqueure sortante sur le monument français. En 2021, pour la grande première, l’icône britannique Lizzie Deignan s’était propulsée à l’avant dès les premiers pavés pour s’envoler vers la victoire au bout d’un numéro en solitaire. Un an plus tard, les favorites s’étaient déchaînées sur les pavés et Elisa Longo Borghini avait fini par résister à de féroces rivales. En 2023, Jackson a inventé un autre scénario.
Coureuse aguerrie, la championne canadienne avait senti lors de ses premières expériences dans l’Enfer du Nord (24e en 2021, 13e en 2022) qu’elle avait les moyens de se frayer un chemin vers la victoire. Il fallait se créer la bonne opportunité, dans la lignée des grandes offensives qui ont régulièrement animé l’épreuve masculine.
Le circuit initial, pour quitter Denain, a offert à Jackson et aux attaquantes au long cours le terrain adéquat pour s’échapper. Lorsque les pavés se sont présentés, la course est devenue un thriller, marqué par une chute massive dans le groupe de poursuite à 37 km de l’arrivée et un final extraordinairement serré. À 10 kilomètres de la gloire, l’écart n’était plus que de 15’’. Dans n'importe quelle autre course, l’affaire aurait été entendue... Pas à Roubaix. Trois décennies après le crève-coeur de Steve Bauer, battu d’un rien par Eddy Planckaert dans le vélodrome André-Pétrieux, Jackson offrait au Canada un premier monument.
KM 0. DE L’AMBITION ET DES INTENTIONS
« Il vaut toujours mieux être devant »
« J’avais obtenu d’assez bons résultats lors des éditions précédentes et je répétais : ‘’Avec une course limpide, sans chute, je pense que je peux gagner’’. Je suis partie avec l’idée qu’il vaut toujours mieux être devant. Si tu es à l’avant d’une course cycliste, sois agressive, attaque. C’était donc mon approche de la course, même si je pensais que je le ferais plus tard dans la course, plutôt dans les parties plus difficiles. J’avais d’autres coéquipières dont le rôle était d’essayer d’intégrer la première échappée, mais un grand groupe se dessinait et il était important que nous en fassions partie, alors j’y suis allée. C’était le bon moment et, sans me poser de questions, la réaction immédiate a été de faire le bond. Voilà l’échappée ! Ensuite, il faut croire que ça va marcher. On ne se lance pas dans une échappée si on ne pense pas qu’elle va aller loin. »
KM 25. DONNER UNE CHANCE A L'ÉCHAPPÉE
« Chaque petit détail a compté »
« La clef était tout simplement de rouler. J’ai cru en cette échappée et cela a montré aux autres qu’elles pouvaient aussi y croire. Il s’agissait de montrer l’exemple. Susanne Andersen était là pour Uno-X. On a été coéquipières avant et c’est une coureuse très intelligente. Sachant qu’elle prenait tous ses relais, je prenais les miens, et c’était la même chose pour les autres. Même si tu te fais reprendre plus tard, tu es présente pour le final, tu joues un bon résultat et tu t’es mise en position d’éviter les chutes, de choisir ta trajectoire sur les pavés… Alors je m’engage à fond et cela encourage les autres à en faire de même, si bien que l’écart se creuse. J’entends à la radio : ‘’Tu travailles trop’’. Tout le monde m’a dit avoir eu cette réaction : ‘’Oh, elle travaille trop, elle ne va pas gagner’’. Mais c’est comme ça que nous avons maintenu l’écart. Chaque petit détail a compté pour continuer à avancer. »
KM 80. S'ÉPANOUIR DANS LE CHAOS
« J’ai entendu à la radio qu’il y avait une grosse chute »
« Je n'étais pas vraiment consciente de la situation derrière. Tout ce que je savais, c’était l’écart, jusqu’à six minutes, c'était vraiment bien. En observant autour, en écoutant les écarts transmis par la voiture, tu te fais une idée de ce qui se passe. Mais comme presque toutes les équipes étaient présentes dans ce groupe de tête, je savais de toute façon que la poursuite n’allait pas être très intense. L’écart se réduisait donc lentement. J’ai entendu à la radio qu’il y avait une grosse chute derrière, ce qui nous a permis de reprendre de l’avance. Je ne savais pas qui était tombé ni ce que ça avait donné. Et on ne sait pas non plus quelle est la tactique derrière. À un moment donné, Kopecky a attaqué mais elle a distancé ses coéquipières de SD Worx, donc elle s’est retrouvée seule et elle ne pouvait pas poursuivre le groupe d’échappées... Ces dynamiques de course ne les ont pas aidées. Mais l’écart se réduisait de plus en plus. À un moment donné, il était de neuf secondes. »
KM 135. PLUS QUESTION DE SE RELEVER
« Ça s’est bien goupillé pour nous »
« Je me souviens avoir regardé derrière moi et avoir vu que le groupe était très proche. Un écart aussi faible signifie généralement que la course est terminée pour l’échappée. À cinq kilomètres de l’arrivée, je me suis dit : “On ouvre la route, seules depuis 140 km, on ne va pas laisser tomber maintenant !” Il faut se livrer jusqu’au bout. Et Roubaix est une course très dure, tout le monde est fatigué, donc 10 secondes, ça représente bien plus que dans d’autres occasions. Même en me sacrifiant jusqu’au bout, j’aurais quand même terminé 5e et ça aurait été un bon résultat. Je préfère mener la bataille devant que changer de tactique. Dire ça aux autres filles leur a également permis de me relayer. Nous étions trois à rouler jusque dans le final. Derrière, elles pensent qu’elles vont rentrer et donc elles pensent déjà à gérer le final. Donc elles ralentissent pendant qu’on se livre à fond. Cela crée un nouvel écart et c’est ce que j'aime dans les courses, le jeu, la tactique... Parce que ça ne se joue pas seulement sur nos décisions, mais aussi sur celles qui sont prises derrière, à ce moment précis. C’est ce qui fait que ça s’est bien goupillé pour nous dans l’échappée. »
KM 145,4. GLOIRE ET FÊTE AU VÉLODROME
« Ce n'est plus mon imagination, c'est la réalité »
« Je ne fais pas de piste, je n’ai pas l’habitude de sprinter sur un vélodrome, mais j’ai souvent demandé aux pistardes comment gérer cette arrivée. Mais bon... Sur mon guidon, il est écrit : ‘’Ne pense pas, fais-le’’. C’est vraiment comme ça que ça s’est passé. Tant que vous ne vous faites pas enfermer, ça se joue sur ce qu’il reste dans les jambes, et c’était donc le plan : sprinter à fond. Une fois que tu as franchi la ligne, tu peux commencer à t’approprier ce succès. C’est. Ma. Victoire. Il y a une part de soulagement et tu sais que tu as accompli quelque chose de grand. Aucun Canadien n’avait jamais remporté un monument du cyclisme. Ça représente donc énormément d’être la première. Et puis c’est tellement excitant. Les courses cyclistes, c’est du plaisir, mais gagner est un plaisir particulier. Tu roules dans le vélodrome pendant les reconnaissances, en imaginant ce que ce serait de gagner. Maintenant, ce n’est plus mon imagination, c’est la réalité et je vis cette expérience. Tu as envie de fêter ça avec toutes tes coéquipières, tes amis et tous les gens qui te connaissent. Bien sûr, mes coéquipières ne sont pas encore là, mais il y a plein de monde, des amis dans la foule, quelques journalistes, des photographes, le personnel de l’équipe... Et les célébrations commencent. »